Les Etats-Unis et la France s'enflamment, de nouveau, contre le racisme, systémique, qui gangrène, notamment les forces de l'ordre. Parce que oui, en 2020, le racisme existe toujours et il semble même prendre de l'ampleur. Avec la complicité de certains médias qui prennent plaisir à s'étonner de ce phénomène tout en invitant, voire en offrant un salaire, à ceux qui propagent cette absurde haine.
Le racisme, je l'ai vécu, de façon indirecte, une bonne partie de ma vie. Quand j'étais enfant, ce n'était qu'un très vague concept. Sos Racisme venait d'être créé, je me souviens encore des autocollants "Touche pas à mon pote" sur les murs de mon école ou dans Pif Gadget. Je ne comprenais pas. Ca me semblait évident. Dans mon école, on était mélangés et je ne faisais pas la différence. Je ne voyais que des humains.
C'est au collège que j'ai commencé à comprendre. Parce que là, on était bien moins mélangés. Je me suis retrouvée dans une classe où l'un de mes camarades se faisait surnommer "bic*t", et ça ne semblait pas le déranger. Tout le monde trouvait ça naturel. Pourquoi pas? Je m'en prenais plein la gue*le, parce que j'étais "bizarre", "faible", pauvre, mal habillée... Le collège, quoi. Ca m'a rapprochée d'un autre gamin, qui s'en prenait lui aussi plein la tête, parce que d'origine algérienne. Comme moi, il avait vécu dans une ville métissée et découvrait à peine le racisme. Les plus sympas l'appelaient "tache d'huile" ou "Chocapic", pour le "taquiner", et ça ne semblait pas lui poser de problème. Alors moi non plus. Mais quand même. Je ne citerai pas les moins sympas. C'était aussi l'époque des skinheads. Quand il croisait une croix gammée sur un mur ou sur le sol, il prenait une craie et en faisait une petite maison.
On est vite devenus inséparables. Au point qu'on nous traitait de pds. Ce qui le mettait hors de lui, mais c'est une autre histoire.
Avec le temps, notre entourage semblait évoluer. Ils voyaient bien qu'il ne correspondait pas du tout aux clichés pourris dont on affuble les gens de son origine. On ne se rendait pas encore compte qu'ils le considéraient comme une exception. Par contre, la gendarmerie...
C'est ce qui m'a le plus choquée. Parmi nos bandes d'amis (parce qu'il y en avait plusieurs), on était les plus sages, et de loin. On avait pour principe de ne jamais humilier nos parents en amenant les gendarmes chez nous. D'autres picolaient, se droguaient, dealaient, commettaient des dégradations, des violences, des vols... Mais non. Qu'il se balade seul, avec moi ou avec une vingtaine d'autres, c'était lui qu'on contrôlait. Systématiquement. Dès qu'on croisait un fourgon, on savait qu'il y aurait droit. Et pas moi. Jamais. Il pouvait se faire contrôler jusqu'à cinq fois par jour. Alors qu'à force, ils le connaissaient et savaient tous parfaitement qu'il n'avait rien à se reprocher. Quoi de plus humiliant que de se faire systématiquement contrôler alors que ses amis, certains délinquants, ne les intéressaient même pas? J'ai dû me servir de mes quasi full privilèges pour... le calmer. Je lui rappelais que leur but était justement de le pousser à la faute, à l'outrage, à la menace, à la violence.
Je ne parle pas d'une période de quelques mois. Je ne parle pas d'un ou deux militaires racistes. Je parle de plus d'une décennie et d'innombrables gendarmes qui se sont succédés. Ensuite? Il est parti à Paris et je l'ai perdu de vue. Je ne parle que de ce que j'ai vécu.
Comment ne pas avoir peur, ne pas haïr ces uniformes et le drapeau qui y figure après cette inhumaine série d'humiliations? Il n'est pas resté totalement droit. A force d'être traité de façon aussi systématique comme un délinquant... Néanmoins, il n'a jamais nui qu'à lui-même.
Une fois adulte, je l'ai vu se faire discriminer un nombre incalculable de fois. On a assez vite abandonné l'idée d'aller en boîte. On rentrait tous, même mal fringués, mais pas lui, même en costard. Chaque fois qu'on essayait, la soirée était foutue. On passait des heures à lui expliquer qu'on s'en foutait, que c'était pas grave, à le calmer. "Laisse tomber, qu'ils aillent au diable." C'est ça le privilège blanc: pouvoir dire ce genre de choses à ceux qui n'en bénéficient pas.
Je crois que le moment le plus douloureux pour lui, en termes de racisme, c'est lors d'une bagarre générale. Cette nuit-là, il a vu ses "amis" charger leurs adversaires en les traitant de "bougn**les". Il a compris que pour eux, il n'était qu'une "exception... qui confirme la règle". Je l'ai vu perdre ses nerfs. Puis, se méfier de plus en plus de tout le monde. Même ceux qu'il croyait être ses amis. L'averse qui fait déborder le vase. Aujourd'hui, il n'est plus que l'ombre de lui-même et je me demande à quel point toutes ces humiliations ont pu l'impacter.
Il y a quelques années, il avait formulé le projet de partir vivre en Algérie, lui qui bénéficie de la double nationalité. Quelques séjours là-bas semblent l'avoir convaincu d'y renoncer: il ne se sent pas plus Algérien là-bas que Français ici, de ce que j'ai pu comprendre. Comment s'épanouir dans ce monde quand on ne peut se sentir à sa place nulle part?
Depuis quelques jours, j'en entends tous les jours dire que c'est une autre époque, que les choses ont bien changé, que dans la police ou la gendarmerie, il y a des procédures pour lutter contre le racisme, que ça reste des comportements exceptionnels. Les dernières révélations, en France, ont mis à mal ces arguments. Le discours commence à changer. On passe de "circulez, il n'y a rien à voir" à "Oui, bon peut-être qu'il y aurait des choses à faire mais c'est compliqué, il faut comprendre".
Non, rien n'a changé. Il y a eu de la communication, des effets de manche, mais même si j'ai perdu de vue mon ami, je le vois bien, que ça continue. Je l'entends. Je suis plutôt bien placée pour ça.
J'en souffre, de ce racisme, mais de manière indirecte, filtrée. Rien de comparable avec ce que vivent ceux et celles qui sont directement concernés. Je le vis plus comme une honte, un déshonneur, quelque chose que j'aimerais cacher, ne pas voir et surtout contre quoi je me sens impuissante.
Cette colère qui éclate aujourd'hui, encore, je ne l'ai jamais ressentie, pas de façon aussi intense, pas la même, forcément. Mais je l'ai beaucoup trop vue, déjà, dans ma vie. Aujourd'hui, je ne vais pas appeler au calme. Je ne vais pas vous dire, amis directement concernés, qu'ils cherchent à vous pousser à la faute. Vous le savez bien mieux que moi. Le calme ne fonctionne pas. J'ignore ce qui peut fonctionner. Ou peut-être que j'ai peur de le savoir. Je vous comprends. Je vous soutiens. Et j'espère.