J'adorais Noir Désir. Vraiment. Je ne l'écoute plus spontanément. Et quand une chanson passe à la radio, je ne peux m'empêcher d'imaginer les coups que Cantat a porté à Marie Trintignant. Ce qui me gâche totalement mon plaisir.
Quand j'entends des importants demander s'il faut "séparer l'homme de l'artiste", j'écarquille les yeux. Déjà, parce que la question est mal posée. Il faudrait, à tout le moins, dire "Faut-il séparer le criminel de l'artiste?", ce serait déjà plus juste. Parce que la question ne se pose jamais concernant de petites maladresses, ou même de petits délits. Mais surtout, ce que moi j'entends, c'est "Faut-il séparer le petit peuple des puissants?". Parce que pour un petit artiste, peu connu, on ne se pose pas la question. Parce que je doute que les chômeurs, ouvriers, petits fonctionnaires, la classe moyenne se pose la question. Sauf s'ils sont influencés par les médias, ou... s'ils considèrent que ce qui est reproché à l'artiste n'est pas si grave. Et dans ce cas, ça mérite à tout le moins une remise en question, voire une sérieuse thérapie.
Parce qu'elle est là, la vraie question. Elle est posée, sous cette forme, par une caste, celle qui nous dirige, les puissants, les influents. Pourquoi? Parce qu'ils sont directement concernés, ou parce que ce sont des amis, des proches des personnes directement concernées. Faut-il séparer le gueux du puissant? Parce que le gueux, il n'est pas qu'un homme, lui non plus, mais la question ne se pose pas. C'est d'ailleurs la défense de Matzneff: lui, il peut se permettre d'être pédophile, parce qu'il est quelqu'un. Violer une gamine, à ses yeux, c'est l'honorer. Alors que s'il s'agit d'un gueux, d'un chômeur, d'un ouvrier, là, d'accord, c'est dégueulasse, qu'on l'envoie croupir en taule. Sa pédophilie à lui, elle est classe et même bénéfique. Et manifestement, il n'est pas le seul à le penser, dans sa caste. Et uniquement dans sa caste. Il faut séparer les torchons des serviettes!
Le traumatisme pour les victimes n'est pas moins important. Et à cause de cette caste fraternelle jusque dans l'horreur, qu'il est difficile pour elles de parler, de déposer plainte!
Séparer l'homme de l'artiste? Quand on étudie une oeuvre, on étudie aussi son auteur. Et ce pour une raison simple: cela permet de la comprendre. Il faut la situer dans son contexte historique, géographique, mais aussi savoir si c'est un homme, une femme, un bourgeois, un prêtre qui en est l'auteur. Qui parle? A qui? Pourquoi? Dans quel contexte? Borgès a écrit un court texte dans lequel il critique Don Quichotte, non pas écrit par Cervantès mais par Pierre Ménard, un auteur fictif. Et évidemment, ça change tout quant à l'appréciation de l'oeuvre. Imaginez "J'accuse", non pas réalisé par Polanski, mais par un tout autre réalisateur, à qui on n'a rien à reprocher. Le sens ne serait plus tout du le même et la cérémonie des Césars se serait déroulée de façon très différente. Ce film aurait-il été nommé? Aurait-il seulement pu exister? Aurait-il été élu meilleur film? On aurait sans doute parlé d'un film historique, qui dénonce l'antisémitisme, et non pas d'un criminel qui dénonce en sous-texte ses accusatrices. Non, on ne peut comprendre pleinement une oeuvre si on la détache de son contexte, de son auteur. On ne peut comprendre les Fables de La Fontaine, si on ne les situe pas au règne de Louis XIV.
On peut admettre que Juliette ait 12 ans et Roméo 21 si on les replace dans leur contexte historique, uniquement.
Défendre Polanski parce qu'il réalise des chefs-d'oeuvre? Mais le monde survivra à Polanski, comme il a survécu à la mort d'Hitchcock, de Renoir, de Verlaine. Cet homme n'a rien d'indispensable. D'autres excellents réalisateurs existent, certains viennent de naître, d'autres vont émerger bientôt. La Terre et le cinéma continueront à tourner avec ou sans lui, comme sans moi, comme sans toi qui me lis. L'histoire de l'art est remplie de génies plus ou moins précoces morts avant même d'avoir connu le succès, ou simplement jeunes.
Alors oui, on est parfaitement en droit de s'indigner que le monde du cinéma français honore ce type et en particulier ce film, au lieu de l'écarter. On est en droit de penser au crime qu'il a reconnu quand on le voit. On est en droit d'y penser devant ses films. Et de ressentir du dégoût, et de le dire, de le manifester. On est en droit de ressentir de l'empathie pour celles qui l'accusent, plus que pour lui, le puissant, défendu par sa caste, contre nous, les gueux, ceux qui n'ont droit de commettre aucune faute, nous qui ne serons défendus que par un avocat commis d'office, mal payé, modérément motivé si jamais on vole une orange, si jamais on tire la manche d'un policier pendant une manif.
Je considère même qu'il est de notre devoir de nous indigner devant cette injustice permanente et devant cette frontière d'une violence incommensurable qu'ils dressent entre eux et nous. Qu'ils ne s'étonnent pas si les gueux finissent par devenir violents, eux aussi. C'est déjà le cas et cette violence ne fera que s'amplifier.
Parce que oui, comme l'a crié Adèle Haenel ce soir, avant de fuir cette nouvelle humiliation des hommes puissants à l'encontre des femmes condamnées à l'impuissance: "C'est une honte!".
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