vendredi 28 février 2020

Faut-il séparer les torchons des serviettes?

J'adorais Noir Désir. Vraiment. Je ne l'écoute plus spontanément. Et quand une chanson passe à la radio, je ne peux m'empêcher d'imaginer les coups que Cantat a porté à Marie Trintignant. Ce qui me gâche totalement mon plaisir.
Quand j'entends des importants demander s'il faut "séparer l'homme de l'artiste", j'écarquille les yeux. Déjà, parce que la question est mal posée. Il faudrait, à tout le moins, dire "Faut-il séparer le criminel de l'artiste?", ce serait déjà plus juste. Parce que la question ne se pose jamais concernant de petites maladresses, ou même de petits délits. Mais surtout, ce que moi j'entends, c'est "Faut-il séparer le petit peuple des puissants?". Parce que pour un petit artiste, peu connu, on ne se pose pas la question. Parce que je doute que les chômeurs, ouvriers, petits fonctionnaires, la classe moyenne se pose la question. Sauf s'ils sont influencés par les médias, ou... s'ils considèrent que ce qui est reproché à l'artiste n'est pas si grave. Et dans ce cas, ça mérite à tout le moins une remise en question, voire une sérieuse thérapie.
Parce qu'elle est là, la vraie question. Elle est posée, sous cette forme, par une caste, celle qui nous dirige, les puissants, les influents. Pourquoi? Parce qu'ils sont directement concernés, ou parce que ce sont des amis, des proches des personnes directement concernées. Faut-il séparer le gueux du puissant? Parce que le gueux, il n'est pas qu'un homme, lui non plus, mais la question ne se pose pas. C'est d'ailleurs la défense de Matzneff: lui, il peut se permettre d'être pédophile, parce qu'il est quelqu'un. Violer une gamine, à ses yeux, c'est l'honorer. Alors que s'il s'agit d'un gueux, d'un chômeur, d'un ouvrier, là, d'accord, c'est dégueulasse, qu'on l'envoie croupir en taule. Sa pédophilie à lui, elle est classe et même bénéfique. Et manifestement, il n'est pas le seul à le penser, dans sa caste. Et uniquement dans sa caste. Il faut séparer les torchons des serviettes!
Le traumatisme pour les victimes n'est pas moins important. Et à cause de cette caste fraternelle jusque dans l'horreur, qu'il est difficile pour elles de parler, de déposer plainte!

Séparer l'homme de l'artiste? Quand on étudie une oeuvre, on étudie aussi son auteur. Et ce pour une raison simple: cela permet de la comprendre. Il faut la situer dans son contexte historique, géographique, mais aussi savoir si c'est un homme, une femme, un bourgeois, un prêtre qui en est l'auteur. Qui parle? A qui? Pourquoi? Dans quel contexte? Borgès a écrit un court texte dans lequel il critique Don Quichotte, non pas écrit par Cervantès mais par Pierre Ménard, un auteur fictif. Et évidemment, ça change tout quant à l'appréciation de l'oeuvre. Imaginez "J'accuse", non pas réalisé par Polanski, mais par un tout autre réalisateur, à qui on n'a rien à reprocher. Le sens ne serait plus tout du le même et la cérémonie des Césars se serait déroulée de façon très différente. Ce film aurait-il été nommé? Aurait-il seulement pu exister? Aurait-il été élu meilleur film? On aurait sans doute parlé d'un film historique, qui dénonce l'antisémitisme, et non pas d'un criminel qui dénonce en sous-texte ses accusatrices. Non, on ne peut comprendre pleinement une oeuvre si on la détache de son contexte, de son auteur. On ne peut comprendre les Fables de La Fontaine, si on ne les situe pas au règne de Louis XIV.
On peut admettre que Juliette ait 12 ans et Roméo 21 si on les replace dans leur contexte historique, uniquement.

Défendre Polanski parce qu'il réalise des chefs-d'oeuvre? Mais le monde survivra à Polanski, comme il a survécu à la mort d'Hitchcock, de Renoir, de Verlaine. Cet homme n'a rien d'indispensable. D'autres excellents réalisateurs existent, certains viennent de naître, d'autres vont émerger bientôt. La Terre et le cinéma continueront à tourner avec ou sans lui, comme sans moi, comme sans toi qui me lis. L'histoire de l'art est remplie de génies plus ou moins précoces morts avant même d'avoir connu le succès, ou simplement jeunes. 
Alors oui, on est parfaitement en droit de s'indigner que le monde du cinéma français honore ce type et en particulier ce film, au lieu de l'écarter. On est en droit de penser au crime qu'il a reconnu quand on le voit. On est en droit d'y penser devant ses films. Et de ressentir du dégoût, et de le dire, de le manifester. On est en droit de ressentir de l'empathie pour celles qui l'accusent, plus que pour lui, le puissant, défendu par sa caste, contre nous, les gueux, ceux qui n'ont droit de commettre aucune faute, nous qui ne serons défendus que par un avocat commis d'office, mal payé, modérément motivé si jamais on vole une orange, si jamais on tire la manche d'un policier pendant une manif.

Je considère même qu'il est de notre devoir de nous indigner devant cette injustice permanente et devant cette frontière d'une violence incommensurable qu'ils dressent entre eux et nous. Qu'ils ne s'étonnent pas si les gueux finissent par devenir violents, eux aussi. C'est déjà le cas et cette violence ne fera que s'amplifier. 
Parce que oui, comme l'a crié Adèle Haenel ce soir, avant de fuir cette nouvelle humiliation des hommes puissants à l'encontre des femmes condamnées à l'impuissance: "C'est une honte!".

samedi 22 février 2020

Pourquoi élaborer une méthode d'écriture?

Après discussion sur Twitter avec une autrice sur sa méthode de travail, j'ai décidé de faire la même chose, mais aussi de parler de mon processus créatif.

Quand j'ai commencé, vers 17 ans, à écrire des fictions, il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'il me faudrait trouver une méthode de travail. J'avais une idée, je la mettais en forme et je tapais au kilomètre, sans trop me poser de questions. Sur des textes courts, ça peut fonctionner. Sur des sagas du genre Game of thrones, à moins d'être un extra-terrestre, je ne vois vraiment pas comment on pourrait s'en sortir, de tête, avec toutes les intrigues, les nombreux détails sur chaque personnage, les lieux etc sans avoir des outils pour s'aider.

Il m'a néanmoins fallu très longtemps avant de m'en rendre compte, parce que j'ai justement commencé par des textes courts (poèmes, nouvelles, théâtre), parce que ma première préoccupation était le style (que la poésie m'a permis de travailler), l'élaboration de personnages complexes (l'écriture de nouvelles aide) et les dialogues (coucou le théâtre). Je n'ai vraiment attaqué le roman qu'en 2010. Et là, j'ai très vite percuté que j'avais un problème. Style, personnages et dialogues peuvent être médiocres dans un roman (coucou Dan Brown ou Mireille Calmel), mais pas sa structure. L'histoire doit être bien amenée et accrocher le lecteur du début à la fin, elle doit être cohérente et vraisemblable, sinon c'est perdu.

Bien sûr, il doit être possible d'écrire un court roman (et peut-être même un long) en y allant au feeling, à l'instinct, mais pour cela j'imagine qu'en plus d'une cervelle bien faite, il faut être rentier, ne pas avoir de vie de famille ou d'amis. Rester focus sur son travail, tous les jours, sans autre préoccupation et avoir une idée claire dès le départ. Mais ce n'est pas du tout mon cas. Je peux rester six mois sans écrire une ligne, sans avoir même l'occasion d'y penser ne serait-ce qu'une minute. Et quand enfin je m'y replonge... c'est à la fois très long et très laborieux de tout me remettre en tête. Au point que parfois j'ai juste le temps de m'immerger dans mon univers que je suis déjà happée par le travail, ou divers soucis. Frustrant.

Des romans, j'en ai écrit plusieurs. Et chaque fois, ce même constat: c'est totalement déstructuré, mal amené. On sent que je ne sais jamais exactement où je vais, que je dois bidouiller pour coller certains éléments. C'est un peu comme une oeuvre plastique avec plein de ruban adhésif partout.

L'avantage, néanmoins, c'est que c'est plaisant à écrire. On découvre son univers progressivement, on enrichit ses personnages, on s'excite à chaque nouvelle idée... Et quand on a placé le point final, comment on est trop fier de cet amoncellement de coups de génie! Oui, sauf qu'une fois l'excitation passée et qu'on peut se relire à froid: ouille! Ca pique. Non, décidément, ça n'a aucune place parmi tous les livres qui composent ma bibliothèque. Oui, il y a de bons passages, de bonnes idées, mais ils ne sont pas liés correctement. Des bouts de scotch. Dan Brown et Mireille Calmel sont infiniment meilleurs que moi, la petite prétentieuse.

J'ai fait ce douloureux constat avec mon précédent livre: Des Ruines et des esclaves. A la base, il s'agissait... d'un recueil de nouvelles. Et allez savoir pourquoi, j'ai voulu transformer ça en roman. Des bouts de scotch partout pour faire coller des histoires qui n'avaient à l'origine aucun rapport les unes avec les autres. Pour un bidouillage d'une telle ampleur, je m'en suis trop mal sortie. Je n'en ai pas honte. Je trouve qu'il y a du bon. Mais ça m'a quand même décidée à revoir totalement ma méthode de travail.

Je me suis alors relancée dans un nouveau projet: la suite. L'idée était d'en faire un plan ultra-détaillé. J'ai abandonné très vite, parce que c'était beaucoup trop laborieux, parce qu'il aurait fallu que j'invente une méthode pour élaborer ce plan et parce que savoir d'avance, précisément, où j'allais m'enlevait tout plaisir d'écriture. Sans compter les idées qui me venaient en cours de route et qui me forçaient soit à les jeter à la poubelle, soit...à retravailler le plan sur lequel j'avais passé des jours depuis le début. Très mauvaise idée. 

J'ai alors décidé d'attaquer Les Métamorphoses, un projet qui me traînait dans la tête depuis très longtemps, mais que j'avais toujours délaissé parce que manquant d'ambition. Du divertissement pur et dur qui, à mon sens, ne pourrait toucher qu'un public très restreint et risquait de me valoir une étiquette négative. Un roman érotico-fantastique, rendez vous compte... C'était absolument parfait pour travailler ma méthode, m'entraîner. Plaisant à écrire puisque c'est du divertissement, sans aucune pression, dans un genre où les exigences littéraires sont plutôt faibles. Si je me plante, ça n'a aucune importance, ce n'est pas quelque chose qui me tient particulièrement à coeur. Et si je réussis, j'aurai trouvé la bonne formule pour mes prochains projets et peut-être même que ça pourra m'ouvrir quelques portes, finalement.

Et comme cet article est déjà bien long (c'est désagréable la lecture sur écran, hein?), la suite dans un prochain épisode.

lundi 17 février 2020

Pourquoi il faut lire Irvine Welsh

Le sondage que j'ai lancé sur Twitter a parlé: mon premier article sera consacré à l'un de mes auteurs favoris, l'Ecossais Irvine Welsh.



Comme beaucoup, j'ai découvert cet auteur grâce au film Trainspotting réalisé par Danny Boyle. C'est Le film qui a lancé la carrière de l'immense Ewan Mc Gregor, mais il s'agissait surtout d'un véritable hymne punk pour toute ma génération, et sans doute aussi pour la précédente.


J'ai donc commencé par ce livre éponyme qui a été une véritable claque littéraire. Welsh laisse ses personnages raconter leur propre histoire, des tranches de vies totalement déglinguées par la drogue, le chômage et les relations hautement toxiques. La plupart de ses personnages sont des ordures de la pire espèce qui commettent des horreurs difficilement soutenables. C'est de cette façon que Welsh racole ses lecteurs: par la provoc, le trash mais il le fait pour la bonne cause. Ce n'est absolument pas gratuit.
Car Welsh s'inscrit dans la lignée des Zola et autres Flaubert: il explique, au fil de ses bouquins, comment ces ordures, ces Thénardier (pour remonter encore plus loin dans l'héritage), en sont arrivés là. Il nous parle du déterminisme social, des ravages de Thatcher, de l'abrutissement des masses... Dans Glu, il montre comment l'amitié et les valeurs peuvent devenir un véritable enfer. Trainspotting, Porno, Skagboys, Glu s'ancrent dans une cité d'Edimbourg sans présent, sans futur, sans espoir, à moins d'agir en égoïste et de façon intelligente. Les gentils crèvent comme des merdes, les méchants survivent et les autres fuient, en permanence.
L'oeuvre de Welsh permet de comprendre le monde et les rapports sociaux chez les pauvres. Si vous cherchez un auteur qui vous aide à vous sentir mieux, passez votre chemin. L'humour est très présent dans ses livres, mais il est désespéré. Ils sont néanmoins complets: intéressants, intelligents, émouvants, drôles...
Du moins jusqu'à Glu. Par la suite, Welsh a déménagé à Miami. Lui aussi a tenté de fuir son environnement, son milieu. Lui aussi a essayé de se détourner de ces personnages pour trouver la lumière. Mais il semble avoir perdu la flamme. Même quand il retourne dans son univers d'Edimbourg et qu'il prolonge l'histoire de ses personnages fétiches, l'intensité n'est plus la même. Skagboys est un bon livre, mais plus superficiel que les autres. Idem pour La vie sexuelle des soeurs siamoises. Je le vois comme ces groupes de rock qui s'acharnent à sortir des albums sans trop savoir pourquoi, qui ont perdu l'énergie, la folie de leurs virevoltants débuts. Je le lis avec plaisir, mais aussi avec un peu de gêne. DMT insinue en moi une certaine nostalgie, je prends plaisir à retrouver cette ordure de Sick Boy, ce psychopathe de Begbie, ce malheureux Spud, mais je referme le livre avec un désagréable sentiment de platitude, une déception. Parce que Welsh m'a fait monter si haut dans l'exigence littéraire que la moindre baisse de forme me saute aux yeux.

C'est vous dire s'il faut dévorer au moins ses premiers livres: Trainspotting, Ecstasy, Porno, Recettes intimes de grands chefs, Glu...
Et bip up aux traducteurs, parce que retranscrire l'argot écossais dans la langue de Molière doit être particulièrement compliqué.